Comme j'ai eu un parcours atypique en aïkido, Léo Tamaki m'a demandé de partager ce qu'ont pu m'apporter mes années de pratique aux côtés de Mitsugi Saotome Shihan et Hiroshi Ikeda Shihan.
Ce n'est pas au Japon que j'avais décidé, en 1993, de partir me former, mais aux États Unis, contrées lointaines des concepts du Budo.
C'est volontairement et uniquement dans le but d'aller pratiquer à l'Aikido Shobukan Dojo, dirigé par Saotome Sensei, que je suis parti aux États Unis pendant quatre ans.
Pour recadrer ce parcours, il faut préciser que l'environnement lui-même est un lieu extra ordinaire, dans le sens littéral du terme. Un dojo traditionnel d'une grande beauté où la créativité de Saotome Sensei s'est exprimée dans les moindres détails, des calligraphies et objets dans le dojo jusqu'au jardin minéral d'inspiration Zen. Ce lieu d'étude est un cadre propice à la pratique intense et au questionnement. Il est également lieu de vie, de rencontre et d'échange où la communauté d'aïkido aime à se retrouver pour des soirées festives. Ne pas enfermer ce lieu dans un carcan aux règles trop strictes, l'ouvrir à la beauté des choses qui le composent et la rigueur du travail.
Ensuite il faut expliquer la communauté qui compose ce dojo. Les américains sont très entiers dans ce qu'ils entreprennent. Lorsqu'ils décident de faire quelque chose, ils s'engagent jusqu'au bout, dans leur vie, dans leur pratique. Par exemple, contrairement à nous en France où on trouve un dojo près de chez soi, nombreux sont les pratiquants de l'Aikido Shobukan Dojo qui ont déménagé à proximité du dojo pour pratiquer plus fréquemment. Encore un point de comparaison : en France, les dojos sont souvent fermés ou tournent au ralenti lors des vacances et ponts. Le dojo de Saotome Sensei ne ferme que deux jours par an, pour Thanksgiving et Noël. Sans compter les quatre à cinq heures de cours quotidiens...
C'est donc une communauté de pratiquants très engagés que j'ai trouvée en arrivant dans la capitale américaine.
Il y a toujours un respect très profond pour le partenaire, mais ce respect se traduit aussi par une sincérité de l'acte de l'attaque pour permettre à tori de progresser dans son art.
Une communauté engagée, exigeante et pragmatique. Pour un américain, si ce qu'on entreprend ne marche pas, cela ne vaut pas la peine de le faire. Donc dans une démarche d'aïkido, il faut que les techniques fonctionnent. Un très grand nombre de pratiquants de ce dojo sont déjà expérimentés dans d'autres arts martiaux ou sports de combat, karate, judo, boxe, MMA, ken jutsu... Ils viennent tous pour apprendre les principes d'aïkido et la philosophie qui s'y rattachent. Pendant les keiko, la traduction de cet engagement est l'attaque portée, maîtrisée certes, mais bel et bien portée. Il y a toujours un respect très profond pour le partenaire, mais ce respect se traduit aussi par une sincérité de l'acte de l'attaque pour permettre à Tori de progresser dans son art. Feindre une attaque ou une saisie n'est pas bien perçu car trompeur et ne rendant pas service aux pratiquants. Saotome Sensei nous dit toujours que nous étudions un art martial, pas une danse chorégraphiée.
Enfin, la diversité des professeurs suppléants pendant ces quatre années étaient d'une telle richesse, qu'il était aisé d'explorer divers horizons, ce qui nous aidait à comprendre l'enseignement de Saotome Sensei. Chaque professeur avait la liberté de partager ses connaissances dans d'autres spécialités pour que le groupe puisse progresser. C'est un apport très riche qui a permis à de nombreuses personnes d'avoir une très bonne perception des Budo aujourd'hui.
Voilà pour le cadre.
Ensuite, il faut convenir que dans le paysage mondial de l'Aïkido, Saotome Sensei dénote. Pour ceux qui l'ont côtoyé en France, ils se souviendront de quelqu'un très haut en couleur et de très fort tempérament. Beaucoup se souviennent des stages du Vigan où la transmission orale était parfois plus importante que la transmission par le mouvement.
Saotome Sensei possède un champ de compétence très vaste, que certains qualifieront d'horizontal. Cela vient de sa jeunesse et de ses différentes expériences en tant que champion universitaire de judo, pratiquant de karate Wadō-ryu sous la direction Ōtsuka Sensei, mais aussi étudiant dans quelques styles de ken jutsu. Ajoutez tout cela à une grande créativité, vous aurez face à vous un expert d'une grande beauté et harmonie dans le geste, mais avec un esprit martial et combatif qui ne cesse de chercher dans différentes directions.
"Aïkido n'est pas une question de technique ou de style, mais de principes"
Même si il vit aux États Unis depuis plus de quarante ans et est naturalisé américain, Saotome Sensei ne reste pas moins de culture nippone. Cela peut très vite se percevoir dans sa relation avec la nature et les choses qui l'entourent. Sa sensibilité et son affinité avec la beauté des choses sont un des critères de son enseignement. J'ai eu l'extrême chance de vivre avec lui pendant quelques temps dans sa propriété de Floride et de le voir évoluer au milieu de la nature. Il comprend la nature d'une autre façon qu'un occidental. Il perçoit dans celle-ci des aspects que le commun des mortels de voit pas. Je pense que son passage comme Uchi Deshi d'Ô Sensei n'est pas étranger à ce trait de caractère. Saotome Sensei dit essayer encore de comprendre et d'intégrer la philosophie d'Ô Sensei. Il nous relate souvent des moments de vie avec Morihei Ueshiba qui était extrêmement exigeant avec ses élèves à demeure, mais aussi d'une grande générosité dans l'âme. Sa relation à l'univers et à la nature a marqué Saotome Sensei. Son livre, Aikido, Nature et Harmonie en est un exemple frappant. Pour lui, l'aïkido n'est que la manifestation de principes naturels qu'il faut découvrir en soi. "Aïkido n'est pas une question de technique ou de style, mais de principes". Il s'est toujours évertué à transmettre ces principes, variant les approches techniques ou les outils. Nous pouvions pratiquer à mains nues, avec un ou deux sabres, au bâton, au couteau... mais aussi à la baïonnette ou avec une canne anglaise, version boxe ou judo ; le seul but était la transmission des principes d'Aï Ki.
J'ai pour ma part toujours essayé de garder en mémoire ces moments privilégiés et de redonner ces aspects de la pratique de Saotome Sensei, martiaux, créatifs et en accord avec les principes de l'aïkido qui m'ont été transmis.
C'est également lors de ce long séjour que je fis la connaissance de celui qui alors était l'élève direct le plus gradé de Saotome Sensei : Hiroshi Ikeda Shihan.
À l'époque où je l'ai rencontré, il était dans le sillage de Saotome Sensei et possédait déjà une technique excellente, une présence et une efficacité à toute épreuve.
Aujourd'hui, Ikeda Sensei vole de ses propres ailes. Il a su développer non seulement un aspect encore peu répandu dans l'aïkido que certains nommeront l'interne, mais aussi apporter une nouvelle vision que je qualifierais de plus ouverte. Il dit souvent que le monde change et de se raccrocher aux anciennes valeurs peut parfois être néfaste, qu'il faut savoir changer et ouvrir son esprit vers les autres, briser les barrières entre les différentes écoles et styles d'aïkido. Il est aujourd'hui l'instigateur des Aikido Bridge Seminar, stages reliant les différents courants d'aïkido, pour une meilleure compréhension de ce qu'est cet art.
Ikeda Sensei est également un japonais occidentalisé, mais n'est pas de la même génération de Saotome Sensei. La communication avec lui est beaucoup plus aisée et ouverte, ce qui lui permet de mieux expliquer et transmettre son message d'ouverture et de travail sur soi. Personnellement, je dirais que Ikeda Sensei permet d'ouvrir des portes sur la travail de Saotome Sensei, qui restaient parfois hermétiquement closes et de mieux comprendre le travail de ce dernier.
Lors de ses stages, Ikeda Sensei ne veut pas nous enseigner de technique, considérant que c'est un travail de forme à faire dans nos clubs. Il s'attache à nous expliquer, à illustrer, à démontrer le contact et le lien qu'il y a entre les pratiquants d'aïkido. Nous pouvons dire que Ikeda Sensei enseigne un savoir vertical sur l'aïkido. Pour ma part, de nombreuses notions de notre art sont devenues bien plus claires grâce à son enseignement : musubi, kuzushi, la relation à l'autre, le travail sur soi, le ressenti, la perception de l'autre...
Une autre différence entre ces deux très grands experts est l'énergie qu'ils dégagent. Alors que Saotome Sensei irradie une énergie très martiale et créatrice, Ikeda Sensei a, quand à lui, su incarner une énergie bienveillante, ouverte et amicale avec une exactitude et une précision très fine.
J'ai toujours eu la sensation qu'Ikeda Sensei apportait une raison d'être à une pratique de que l'on pourrait qualifier d'externe, de mouvements et formes. Il y a le contenant, les techniques et le contenu : toutes les notions et les qualités inhérentes aux budo et à l'aïkido de Ô Sensei.
Aujourd'hui, ce sont deux sources d'inspiration qui animent ma pratique et m'éclairent. Deux énergies différentes et complémentaires qui me permettent de continuer à étudier et à transmettre à mon tour.
Je ne sais pas si nous pouvons parler d'évolution d'un professeur à l'autre. Je pense que ce sont deux traits de caractères différents qui se révèlent en Saotome Sensei et Ikeda Sensei.
J'aime regarder les similitudes entre ces deux grands Sensei : ce rapport à la beauté et la sensibilité, même si il ne se manifeste pas de la même manière ; cette même générosité et sincérité dans la transmission. Un autre point commun qui pour moi fait les grands hommes, l'humour et la joie de vivre. Quand j'ai commencé l'aïkido, j'ai été choqué de voir à quel point les professeurs de tous bords étaient sérieux et se prenaient au sérieux, "être plus japonais que les japonais"... Pas de rire, pas de sourire. J'avoue que cela m'a dérangé. Saotome Sensei nous a toujours poussé à nous poser la question : pourquoi pratiquons-nous ? La réponse la plus certaine et également reprise par Ikeda Sensei est d'être heureux. Ce qui en passe par le sourire et le rire. Or ces deux professeurs savent manier l'humour et la dérision.
Une autre très grande similitude entre ces deux grands professeurs : le détachement vis à vis de la technique. L'un et l'autre nous disent toujours qu'en aïkido, il n'y a pas de faute, mais une adaptation de la technique pour exprimer les principes universels. Ce n'est pas toujours aisé de comprendre ce message. Mais si on observe les élèves de ces deux professeurs, les techniques employées ne sont pas identiques les unes aux autres. Pas de clonage, pas de copie de style. Ikeda Sensei et Saotome Sensei permettent une liberté d'expression corporelle si elle retranscrit les principes d'aïki : musubi, kuzushi, fluidité, non opposition, relation de centre à centre, harmonie, manifestation du Ki...
Enfin, un autre point commun entre eux est la parole. Saotome Sensei et Ikeda Sensei osent parler philosophie. Ils essaient de transmettre et nous faire comprendre que l'aïkido n'est pas que physique. Notre outil est certes notre corps, mais les concepts sont aussi spirituels (qui relèvent de l'esprit) et philosophiques (l'amour de la sagesse).
De très nombreux professeurs n'osent pas parler de philosophie. Je comprends que la peur de se faire étiqueter de guru peut être présente. Cependant, si nous avons été attirés par l'aïkido, c'est aussi pour son côté philosophique. Or comment le retransmettre si celui-ci n'est pas ou très peu expliqué et étudié ? Entre Ô Sensei et les générations d'aujourd'hui, le lien philosophique s'est brisé. L'héritage de Morihei Ueshiba n'a pas été transmis. Nous dépendons d'un ministère des sports et évoluons avec des règles des décrets, régis par des commissions sportives. Nous sommes constamment en opposition avec les sports de combats et commençons à avoir un complexe d'infériorité. Les blogs et réseaux sociaux sont truffés de commentaires nous comparant et nous décriant et de nombreux de nos pratiquants partent vers ces sports de contact.
Car aujourd'hui notre pratique est à l'image de notre monde, pressé, prompt au résultat immédiat, appauvrissant notre milieu naturel.
L'aïkido est comme la nature, il a besoin de diversité, d'enrichissement, d'écosystèmes différents. L'uniformisation de notre pratique ne fait que diminuer notre art et l'intérêt qu'il suscite. Les chiffres parlent d'eux-même.
Pour ma part, je dirais que les sports de combats n'ont pas une chose que nous avons en aïkido, la quête et l'amour de la sagesse, cette recherche du bonheur et du contact avec autrui. Alors peut-être avons-nous quelque chose de plus que les pratiquants de sport de combat ? Peut-être faudrait-il savoir nous remettre en question, cultiver différemment notre terre, replanter des graines de sagesse pour voir germer de nouvelles générations de pratiquants d'aïkido ?
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